02 Jun «The sky is the limit»
Alain Rodermann espère voir la création de 100 ou 200 start-up par an au Luxembourg dans les prochaines années. (Photo: Maison Moderne)
Date of publication: 2 Jun 2016 : 05:14
Interview par Jean-Michel Hennebert
Fruit d’un partenariat public-privé et doté de 20 millions d’euros, le Digital Tech Fund vise à financer et accompagner de nouvelles sociétés ICT au Luxembourg. Opérationnel depuis début mai, il est conçu comme «un outil marketing et financier» destiné à faire émerger «des succès luxembourgeois», comme l’explique Alain Rodermann, managing partner d’Expon Capital, gestionnaire du fonds.
Monsieur Rodermann, l’ambition du Digital Tech Fund est d’apporter un soutien financier à des projets considérés comme novateurs et prometteurs. Quelques semaines après sa mise en route, combien de projets se trouvent sur vos radars?
«Il y en a déjà des dizaines. Nous ne nous précipiterons pas, car le fonds n’en est qu’à ses débuts et nous sommes chargés de l’opérer pendant des années. Cela implique que nous allons investir petit à petit, dans les projets que nous estimons comme les plus porteurs de création de valeur. La société dans laquelle nous investirons dans 24 mois n’existe probablement pas encore aujourd’hui. Luxinnovation a vu plus de 300 nouveaux projets l’année dernière. Tous n’ont pas abouti; nous estimons que nous aurons au moins 200 opportunités d’investissement par an dans des sociétés qui se créent au Luxembourg ou qui envisagent d’y implanter leur siège social. Le rôle du fonds est de soutenir les entrepreneurs déjà présents au Luxembourg ou ceux qui décident de venir s’y implanter en y créant ou en y transférant une société. Le Digital Tech Fund est un outil destiné non pas à financer des filiales de sociétés étrangères, mais bel et bien des sociétés luxembourgeoises, car si elles réussissent, elles doivent sans ambiguïté être reconnues comme un succès luxembourgeois. Nous espérons également que des projets de spin-off ambitieux et compatibles avec la politique d’investissement du fonds émergeront de l’Uni.
Lors de la présentation du fonds par le ministre de l’Économie, Étienne Schneider, les secteurs qui pouvaient être soutenus étaient nombreux, allant de la santé digitale à la cybersécurité en passant par les fintech. Quels sont les critères qui vont guider les choix effectués par Expon Capital?
«Nous ne nous intéressons qu’aux sociétés digitales. Nous n’allons pas investir dans une société qui s’apprête à mettre sur le marché un nouveau médicament ou une nouvelle batterie électrique. En revanche, nous pourrions nous intéresser à des appareils électroniques de radiographie numérique ou des systèmes de surveillance par satellite dans le domaine agricole. Le point commun entre ces deux exemples est le traitement digital de l’information. La liste de thèmes qui a été annoncée correspond aux domaines préférés de nos investisseurs (l’État, l’Uni, Arendt & Medernach, la Bil, Expon Capital, SNCI, High Capital, Post Capital, Proximus et SES, ndlr). La sécurisation des télécommunications, par exemple, va intéresser SES ou Proximus, et donc nous leur présenterons les sociétés de ce domaine en espérant qu’une collaboration puisse s’établir. Nos investisseurs veulent être actifs et travailler avec les sociétés que nous allons financer. C’est la raison pour laquelle la liste présentée, qui semble large, n’est rien d’autre qu’un sous-ensemble de thèmes qui intéressent aujourd’hui nos investisseurs. Ceci étant dit, nous pourrons financer toutes sortes de sociétés digitales.
Cet intérêt commun ne risque-t-il pas d’engendrer une compétition entre les différents investisseurs pour s’accaparer les sociétés les plus prometteuses?
«S’accaparer non. Je ne dirais pas qu’il y a un pacte de non-agression, mais s’ils ont décidé de se mettre tous ensemble dans un fonds commun, c’est pour ramer dans le même sens. Si une société envisageait de travailler avec Post ou la Bil, peut-être travaillera-t-elle finalement avec les deux, et que les deux souhaiteront co-investir aussi dans cette société. On ne voit pas de problème majeur dans le fait que nos investisseurs puissent être concurrents. C’est d’ailleurs la présence de ces multiples investisseurs corporates, associés aux pouvoir publics, qui explique notre enthousiasme sur ce projet. Sans aucun doute, ils apporteront de la valeur à nos sociétés. Ce partenariat public-privé répond donc vraiment à une action de la Place, qui clame une volonté commune de faire émerger au Luxembourg un écosystème favorable à l’entrepreneuriat, qui génère aujourd’hui 40 start-up nouvelles par an. On ouvrira une bouteille de champagne quand en seront créées 100 par an et un magnum pour l’atteinte des 200.
Cela signifie que le Luxembourg est loin d’avoir atteint la masse critique nécessaire à l’essor de ce secteur…
«Oui, à partir d’une certaine masse, la Place fera émerger des acteurs verticaux, spécialisés, qui favoriseront et soutiendront la création et la croissance des start-up. À titre d’illustration, il existe des leveurs de fonds spécialisés sur les start-up technologiques dans les grandes capitales européennes, mais pas encore au Grand-Duché, car le marché est trop petit. Mais avec 100 ou 200 start-up nouvelles par an, il est probable qu’il y ait un ou deux leveurs de fonds qui exercent cette activité à temps plein. C’est aussi le cas pour les incubateurs, pour lesquels je vois bien, d’ici quelques années, la présence de six ou sept acteurs, là où sont actifs aujourd’hui Nyuko, le Technoport et le Future Lab. Dans ce contexte, le fonds d’amorçage qui se nomme Digital Tech Fund est une pierre indispensable pour construire cet édifice. C’est une des pierres. Il en faudra d’autres.
Vous faites notamment référence aux incubateurs?
«Ce sont des éléments importants, bien entendu. Mais il existe aussi les accélérateurs de croissance, qui sont des outils importants pour les entrepreneurs ambitieux. Au Luxembourg, des acteurs comme Nyuko ou le Technoport jouent un peu ce rôle, mais la taille du marché ne leur permet pas de construire des programmes aussi ambitieux que leurs homologues des grands clusters technologiques étrangers, dans lesquels les start-up sont accélérées sur quatre mois par cohorte de 40.
Cette fonction, au Luxembourg, est assumée pour le moment par le programme Fit4Start…
«Fit4Start est un excellent programme, plus focalisé sur l’amorçage que sur l’accélération. Il fournit une aide financière ainsi que des prestations de coaching. Les accélérateurs à l’américaine sont eux beaucoup plus axés sur la formation et la mise en situation. Mois après mois, de nouveaux programmes comme Fit4Start viennent compléter l’écosystème. C’est le cas récemment d’Innohub, qui est un accélérateur privé.
Quelle serait la masse idéale à atteindre pour aboutir à l’écosystème performant?
«Sky is the limit! Quand j’ai commencé dans le venture capital en 1997 à Paris, il y avait cinq VC. À l’époque, chacun d’entre eux voyait 300 à 400 opportunités par an. 15 ans plus tard, chaque VC recevait plusieurs milliers d’opportunités. Il y a eu dans les faits une explosion du nombre de start-up créées, grâce à l’ajout simultané d’un certain nombre d’ingrédients. Les trois plus importants sont la formation à l’entrepreneuriat, la création de ruches pour entrepreneurs et l’accès au financement. Ce qui a fonctionné à Paris fonctionnera au Luxembourg. Il faut ainsi que l’entrepreneuriat soit enseigné dans les programmes de base de l’enseignement supérieur par des acteurs de l’écosystème. Tout le monde doit bénéficier d’un cours sur ce thème.
De ce que j’ai observé, dès qu’un incubateur s’ouvre, il se remplit de start-up. C’est le message que je tente de faire passer auprès de la Place: ‘La nature a horreur du vide’. Le Digital Tech Fund prend part à la construction du troisième pilier, mais nous nous sentons un peu seuls et espérons que d’autres fonds viendront se localiser à Luxembourg.
Dans le cas où ces ingrédients porteraient leurs fruits, le but consiste donc à mettre sur pied un géant mondial?
«Nous partons avec moins de 50 nouvelles start-up créées tous les ans. Si les actions de la Place portent leurs fruits, on arrivera à créer 100 nouvelles start-up par an dans deux ou trois ans, et 200 dans cinq à sept ans. À l’échelle du Luxembourg, la masse critique sera atteinte. Ce sera d’autant plus facile si le pays voit émerger un secteur d’excellence qui soit reconnu à l’échelle mondiale et puisse ainsi attirer des start-up étrangères. Il est possible que ce secteur soit la fintech ou la regtech, compte tenu de la réputation d’excellence de la place financière.
Autrement dit, parvenir à «refaire le coup» de Skype, mais à l’échelle de tout un secteur…
«Quand une société croît exponentiellement, elle va embaucher des centaines et des centaines de personnes, voire des milliers. L’émergence de grands gagnants attire des cerveaux qui sont potentiellement, chacun d’entre eux, des futurs créateurs d’entreprise. Ils sont à la base de la naissance de cercles vertueux: même si ces sociétés sont rachetées et partiellement relocalisées, une partie des employés va rester sur la Place. Ils vont soit rejoindre une autre start-up, soit créer leur propre société. L’idée de ‘start-up nation’ peut devenir réalité. La mise en place des trois piliers est ainsi indispensable à la création du cercle vertueux. Un petit pays se bat avec ses armes, celles du Luxembourg sont l’unité de l’écosystème associée à la collaboration efficace des acteurs publics.
Comment, dans un contexte de très forte concurrence, parvenir à faire venir les sociétés les plus innovantes au Luxembourg en lieu et place de San Francisco, Paris ou Séoul?
«Les motivations des entrepreneurs sont diverses. De nombreux entrepreneurs européens ont compris que réussir à San Francisco est plus difficile qu’en Europe, compte tenu de la concurrence de dizaines de milliers de sociétés. L’avantage du Luxembourg est le formidable soutien des acteurs publics, et en particulier des services du gouvernement. Si quelqu’un avait développé le concept d’HyperLoop (le train à très grande vitesse financé par Elon Musk, ndlr) au Luxembourg, je suis persuadé qu’il aurait été écouté. C’est loin d’être le cas dans les autres pays européens. Ce qui importe pour les start-up est la rapidité d’action et par conséquent la rapidité de décision des autorités. Pour les fintech, la question de la rapidité d’obtention d’un agrément de la CSSF et la plus importante, pour l’espace, c’est l’existence de SES et la volonté gouvernementale de faire de nouveaux SES. Il ne faut pas non plus oublier les entrepreneurs qui prennent également en compte dans leur choix leur réalisation patrimoniale potentielle lorsqu’ils vendront leur société. Sur ce point, le Luxembourg n’est pas encore suffisamment compétitif par rapport à ses voisins: un entrepreneur qui possède 50% de sa société le jour de sa vente va payer beaucoup plus d’impôts au Luxembourg qu’en Belgique ou en France. Qui l’eût cru? Je n’ose imaginer que le gouvernement ne travaille pas à remédier à ce problème.
Expon Capital a été choisi par les investisseurs pour gérer le Digital Tech Fund. Quels arguments avez-vous fait valoir pour faire pencher la balance de votre côté?
«Je suppose qu’ils ont retenu le fait que l’équipe était très expérimentée dans la réalisation d’investissements en capital risque, tout comme notre professionnalisme, puisque nous sommes une société de gestion réglementée par la CSSF. Ils ont probablement pris également en compte notre implication dans l’écosystème et notre motivation extrême pour réussir la construction d’une ‘start-up nation’.
Dans le cadre de ce fonds, vous pouvez investir un maximum de 1,6 million d’euros par projet. Quelles sont vos ambitions en termes de nombre de financements annuels?
«Il devrait y avoir une vingtaine de sociétés financées via ce fonds sur une période de cinq à six ans. Les investissements consisteront en des prises de participation progressives au capital des sociétés. Les quelques centaines de milliers d’euros investis initialement serviront à tester l’acceptation des produits et services par le marché. Des investissements complémentaires pourront être réalisés dans les sociétés du portefeuille les plus prometteuses dans le cadre du financement de leur déploiement international. Certaines d’entre elles pourront obtenir un financement pouvant aller jusqu’à 1,6 million d’euros en une ou plusieurs fois.»